Paul Leduc et Enrique Colina nous ont quittés

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Année funeste soumise aux offensives mondiales de la COVID 19 et à ses récidives. Année funeste qui a emporté notre ami et collaborateur José Maria Riba début mai et les cinéastes majeurs, chacun dans son genre, Paul Leduc du Mexique, puis à quelques jours de distance Enrique Colina de Cuba, tous deux invités de la première heure à nos Rencontres de Toulouse, amis et soutiens indéfectibles jusqu’aux derniers moments.

Tous trois étaient avec nous dès 1991...
 

PAUL LEDUC

«Le cinéma-dinosaure est mort, vive le cinéma-lézard, vive le cinéma-salamandre» proclamait Leduc.

Paul Leduc, mexicain, comme son nom ne l’indique pas, fut un invité de marque dès la troisième édition des Rencontres en 1991. Il a laissé à Toulouse des souvenirs émouvants de rencontres exceptionnelles avec le cinéaste exigeant et l’homme lucide qu’il était.

Il aimait notre manifestation pour sa dimension humaine et nous recommandait de ne pas trop grandir pour garder une proximité et privilégier des relations de qualité. Francophone, il avait étudié le cinéma à l’Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (IDHEC), à Paris. Icône du cinéma social d’avant-garde et du cinéma indépendant depuis les années 1970, ses films comme son premier long métrage de fiction Reed, México insurgente (1970) d’après le livre éponyme de John Reed, sélectionné au festival de Cannes, ou comme Frida, naturaleza viva (1984) qui a contribué à l’internationalisation et à la notoriété de la mythique Frida Kahlo, interprétée par la grande Ofelia Medina, ont impacté le public toulousain et marqué du sceau du témoignage socio-historique et de la nouveauté formelle la cinématographie mexicaine. Ils sont aujourd’hui devenus des classiques.

Sa filmographie conjugue un regard de témoin sensible au social et une rigoureuse et sobre conception esthétique. Combinaison d’évocations historiques, de réalités sociales et de maîtrise filmique ses films ont suscité les éloges de la critique internationale et ont conquis un public cinéphile bien au-delà des frontières mexicaines.

Avec Etnocidio: Notas sobre el mezquital (1976), son deuxième opus, il aborde avec autant de talent le documentaire. Il poursuit avec Historias prohibidas de Pulgarcito (1980) sur l’histoire de la guerre civile à El Salvador. ¿Cómo ves ? (1985), portraits de jeunes marginaux de México.

Il revient à la fiction avec Frida, où l’épure et la rigueur s’imposent avec des dialogues limités au profit du visuel et d’une image très soignée. Son cinquième long métrage, Barroco (1989) voyage musical sur les origines métisses de la musique et Latino Bar (1991), une histoire d’amour dans la misère, sont dépourvus de tout dialogue mais riches d’une bande sonore très élaborée, emplie de musiques dont Paul était un savant connaisseur. Sans parole avec un silence dense parce que, «Le silence aussi peut être une forme de résistance culturelle contre l’Hollywoodisation du cinéma » disait-il.

Latino Bar fut projeté à Toulouse, en sa présence, en première mondiale et reste le coup de cœur emblématique des Rencontres. Cette année-là Paul Leduc avait lui-même pris le téléphone pour convaincre Dominique Sanda, qu’il connaissait bien, de venir à Toulouse présenter Yo la peor de Todas de Maria Luisa Bemberg (Argentine), dans lequel elle interprétait le rôle principal, Sœur Juana de la Cruz. Elle avait à cette occasion découvert avec nous Latino Bar. Dollar Mambo (1993), dans la même veine, évoque les violations des droits de l’homme lors de l’invasion du Panama par les États-Unis et son dernier long métrage de fiction, Cobrador: In God We Trust (2006), est un thriller social, adaptation de contes de Rubem Fonseca.

Son œuvre, fictions et documentaires confondus, ne se limite pas au cinéma, il avait également travaillé pour la télévision à la réalisation de films didactiques d’animation destinés aux enfants sur la musique.


 

Nous avons fait circuler ces films dans les écoles de Toulouse pour faire partager à ce jeune public le goût et le plaisir de la musique et des images animées. Très récemment ils ont été rediffusés au Mexique au moment du confinement lié à la pandémie, cadeau de Paul Leduc.

Il avait aussi enseigné au Centro Universitario de Estudios Cinematográficos (CUEC) et au Centro de Capacitación Cinematográfica (CCC), à Mexico. Il fut distingué dans son pays par un Ariel d’Or pour sa trajectoire professionnelle, remise par l’Académie de Arts et Sciences Cinématographiques en 2016.

Paul Leduc occupe une place spéciale dans le continent cinématographique avec un cinéma d’auteur, très personnel et singulier, un cinéma de résistance culturelle. Leduc défend par-dessus tout l'originalité et l’authenticité de la création véritable contre tout formatage et formule académique.

Il laisse un héritage dont pourront s’inspirer les cinéastes à venir, une invitation à transgresser les règles d’usage et à inventer de nouveaux langages, comme autant d’outils et d’armes puissantes.

Il comparait le cinéma tel qu’il avait existé par le passé à un dinosaure disparu et misait sur des espèces qui survivent aux catastrophes, les lézards, ou les mythiques salamandres qui résistent même au feu. Il pariait toujours sur l'innovation.

Lors de son dernier voyage à Toulouse il était arrivé avec, dans son bagage, du mole et du mezcal pour nous confectionner un repas mexicain mémorable et largement partagé.

Paul Leduc est décédé le 21 octobre, à l’âge de 78 ans, après avoir longuement combattu une maladie chronique. Sa dernière création, il y a peu, fut un poster avec une illustration de Frida Kahlo, pour appeler au vote anti-Donald Trump aux élections présidentielles des États-Unis.

 

ENRIQUE COLINA

Enrique Colina, un des principaux réalisateurs cubains de documentaires fut aussi notre invité en 1991 et bénéficia dès l’année suivante d’une convention d’échange signée dans le cadre Rencontres de Toulouse, entre l'ENSAV de Toulouse et l'école de San Antonio de los Baños, à Cuba. Enrique Colina est revenu tous les ans pendant une vingtaine d'années donner des cours à l'ENSAV et des étudiants de Toulouse ont été reçus à Cuba.

Il a enseigné à des générations d’étudiants en audiovisuel les mystères du cinéma, les tenants et les aboutissants du documentaire. Il s’adressait à eux dans un parfait français qu’il avait étudié à l’université et perfectionné à L’Alliance Française de La Havane.

Réalisateur d’une œuvre mordante, pleine d’humour jusqu’à la dérision, ses documentaires s’attachaient à montrer la réalité cubaine des années 80 et s’amusaient de tous ses travers. Il s’était lancé dans la réalisation cinématographique avec des reportages journalistiques et avait enchainé avec des documentaires et des courts métrages de fiction drôles et décapants.

 

Estética (1984), Vecinos (1985), Jau (1986), Más vale tarde…que nunca (1987) et Chapucerías (1988), El unicornio (1989), El rey de la selva (1991) furent primés à de nombreuses reprises. En 2003 il réalisa son unique long métrage de fiction, Entre ciclones, sélectionné à La Semaine de la Critique. Plus récemment grâce aux liens tissés avec les professionnels de l’audiovisuel de notre pays, en coproduction avec la France, il réalisait trois longs métrages documentaires, Los bolos en Cuba (Les Russes à Cuba, 2011), La vaca de mármol (La vache de marbre, 2013) et Cuba: oferta especial, todo incluido (Cuba offre spéciale tout compris, 2016) diffusés sur nos chaînes mais qui malheureusement subirent la censure cubaine qu’il combattait.

 

Animateur de 24 x segundo, l’émission la plus populaire et durable de la télévision cubaine (32 ans d’existence) il a permis aux spectateurs cubains de se doter d’un esprit critique et d’outils d’analyse filmique qui en ont fait des cinéphiles érudits. Son talent de conteur ajouté à son savoir théorique a capté l’attention et l’intérêt des téléspectateurs de toute l’île. Cette émission hebdomadaire était devenue une vraie école publique de cinéma et de culture. Sa popularité était à la mesure de ses audiences record au point qu’il était impossible de circuler dans les rues de la Havane avec lui sans qu’il soit amicalement abordé et gentiment interpelé à de nombreuses reprises. Il avait toujours un mot aimable pour chacun et chacune de ses suiveurs télévisuels, une empathie qui ne s’est jamais démentie.

Critique reconnu depuis 1968, il était l’un des meilleurs connaisseurs de la filmographie nationale et internationale du XXe siècle. Engagé, il est intervenu ouvertement à plusieurs reprises pour revendiquer et défendre l’indépendance de l’ICAIC (Instituto Cubano del Arte e Industria Cinematográficos), la liberté de création, le cinéma indépendant, condamner la censure pratiquée au nom d’une présumée orthodoxie révolutionnaire et soutenir ceux de ses pairs qui en étaient victimes.

Il a aussi écrit sur le racisme à Cuba en 2019 pour dénoncer et apporter au débat toujours différé sur ce thème. Le point de départ de son argumentation était une photo des années 50, où il apparaît, dans son quartier de La Havane, enfant blanc, entouré de ses petits copains noirs, de familles pauvres. Sa relation d’étroite amitié avec eux a développé chez lui un sentiment fraternel et antiraciste et l’a pour toujours sensibilisé au sort des plus démunis.

 

 

 

 

Enseignant et intellectuel à la culture et aux savoirs multiples, son sens de la pédagogie et de la transmission a séduit et formé les étudiants de l’Ecole Internationale de San Antonio de los Baños à Cuba (EICTV), ceux de Toulouse mais aussi du Mexique, du Canada, du Maroc…. son indéniable vocation pédagogique a laissé de nombreuses traces chez ceux qui l’ont côtoyé.

Lorsque nous nous rendions au festival de La Havane voir les films de l'année pour nos propres sélections, c’est chez lui qu’il nous recevait avec Martha son épouse et Enriquito son fils. Pour nos déplacements, il allait même jusqu’à nous prêter sa vieille moto, qu’il entretenait avec tant de soin et d’ingéniosité. Que de rires et fous rires partagés !

Colina est décédé à la Havane le 27 octobre à l’âge de 76 ans après avoir combattu un douloureux cancer, le cinéma cubain perd une de ses figures les plus prestigieuses et lucides, nous perdons un réalisateur et un penseur incisif et sans concession, un ami irremplaçable de grande qualité humaine.

 

Lien vers article pages 66-69 de la revue n°3 Cinémas d'Amérique latine, écrit par E. Colina : cliquer ici

Queridos Enrique y Paul, Maestros, Amigos, vous allez beaucoup nous manquer…