''Eva ne dort pas'' vu par les élèves d'Hypokhâgne du lycée St Sernin

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Critiques de Eva ne dort pas de Pablo Aguëro

 

Critique 1
« Eva ne dort pas ». A l’image de son titre laconique, on pourrait être tenté de ne définir ce film singulier que par une série de négations. Ce film n’est pas un documentaire. Une fiction alors ? Pas seulement. Un biopic ? Sûrement pas. On n’y perçoit ni la glorification aveugle d’une figure majeure du XXème siècle en Argentine, ni le regard sévère qu’aurait été celui d’un anti-péroniste. On pourrait aller jusqu’à se demander si ce film traite réellement d’Eva Perón, deuxième femme du président Juan Domingo Perón, fondateur du péronisme, lui-même difficile à définir, dans lequel se mêlent réelles revendications sociales et inspirations populistes. Mais si cette dernière n’apparait presque jamais à l’écran, elle n’en est pas moins le centre gravité de ce film. Plus encore que dans les images d’archives auxquelles le réalisateur a recours, c’est l’histoire de son corps qui, embaumé après sa mort, deviendra le centre d’enjeux de pouvoirs pendant plusieurs décennies, qui motive la succession de trois unités fictionnelles autonomes. Derrière le corps se cache ainsi la figure,  la construction par la fascination, l’amour et le rejet d’une femme-image que la mort ne saurait tuer.
Bien plus que celle d’une somme de négations, ce film étrange semble plutôt prendre la forme d’un point d’interrogation. Pablo Aguëro parvient ainsi à dérouter le spectateur tout en l’embarquant sans ménagement par une esthétique affirmée, au risque peut-être de le désarçonner, voire de le perdre.

Pourtant, c’est peut-être parce qu’il propose un regard subtil sur le péronisme et refuse de se vautrer dans l’admiration comme dans le rejet primaire d’ « Evita », que ce film déroute tant. A la fois prise de distance envers une figure qui ne semble pouvoir provoquer qu’une foule de passions contraires et traduction cinématographique de ces mêmes passions, Eva no duerme est un véritable tour de force. Mais loin de chercher une objectivité à la fois impossible et dans laquelle le pouvoir de fascination d’Eva Perón ne pourrait que se dissoudre, Pablo Aguëro, tout au contraire, nous fait part de son regard propre et retranscrit ainsi l’ambivalence du personnage d’une façon inattendue. Par la succession d’images d’archives réellement mises en scène voire manipulées, notamment par une musique rock s’accordant de façon surprenante avec la voix d’Eva et de séquences fictionnelles fondées sur des faits réels et traduisant la permanence de la fascination au-delà de la mort, le réalisateur semble assumer pleinement la subjectivité du regard proposé. Plus surprenant encore, Pablo Aguëro choisi de prendre comme fil conducteur de sa narration la voix d’un amiral animé par la haine la plus totale. Mais c’est peut-être parce que la position anti-péroniste nous permet de voir en quoi l’idéologie nouvelle prônée par Eva Perón est malgré tout révolutionnaire qu’il a choisi de l’exalter au travers de la voix de ceux qui la haïssent. S’y rajoute en miroir des images de foules péronistes à la dimension presque effrayante, des personnages de révolutionnaires dont l’amour touche à la folie, ouvrant le chemin à un regard plus critique. L’esthétique inattendue et l’humour noir imprégnant un grand nombre de passages parachèvent cet effort de distanciation qui s’accompagne d’un rejet bienvenu de l’intellectualisme.
Car c’est aussi un grand bol d’air hors d’un réalisme social devenu la règle incontestée du cinéma d’Amérique Latine qu’Aguëro nous propose. En effet, ce n’est pas seulement envers l’histoire de son propre pays qu’il se révèle presque effronté,  mais aussi envers la mouvance  actuelle dominante du cinéma d’auteur sud-américain. Par son esthétisme pictural et ses enchaînements narratifs provocateurs, Eva no duerme s’écarte autant qu’il est possible du réalisme et de l’intellectualisme. La structure elliptique du film traduit la volonté de sortir le spectateur de sa torpeur et de le faire se questionner, quitte à le perdre. A la lourdeur des détails historique, Aguëro préfère ainsi l’évocation, la transcription au travers de la fiction de la dimension essentiellement émotionnelle du rapport à Eva Perón. C’est un film à vivre et non à penser, et le spectateur apprendra plus de l’histoire argentine en y cherchant une expérience vécue qu’une idéologie prémâchée que le réalisateur lui offrirait mine de rien pour satisfaire un besoin illusoire d’autosatisfaction intellectuelle. C’est un film qui ne donne pas l’impression, mais l’envie de réfléchir, et pour le spectateur peu averti de l’histoire argentine, de combler un certain manque qu’il pourrait ressentir.
Mais si Pablo Aguëro prend clairement distance avec une logique réaliste, c’est avant tout parce qu’il refuse de disparaître derrière son objet, préférant une esthétique tape-à-l’œil à un réalisme objectif impossible. C’est presque un « réenchantement » du cinéma qu’il semble prôner. La thématique du cadavre donne une tonalité parfois presque fantastique au film, tandis que l’imagination du spectateur est sans cesse stimulée par une image souvent mouvante, floue, indécise, elliptique elle aussi.
Beau et dangereux jeu de provocation, ce film semble donc être dominé par une volonté d’innovation. Pourtant, il semble plus fondamentalement encore être animé par une force fondamentalement jubilatoire. Dans la couleur rouge criard du panneau de titre accompagné d’une musique tapageuse, c’est peut-être la simple jouissance de faire du cinéma qu’Aguëro crie à l’oreille du spectateur étonné. (Juliette, Sabine, Cassandre et Barbara)

 

Critique 2

1952. Eva Perón, figure politique la plus aimée et la plus haïe d’Argentine, vient de mourir à 33 ans, au même âge que le Christ. Nombreuses sont les œuvres cinématographiques s’étant penchées la figure mythique de la surnommée « Evita », mais l’approche que choisit Pablo Agüero avec Eva no duerme est inédite : bien au-delà de l’enjeu du corps embaumé d’Eva (au centre de l’action), il retranscrit la puissance d’un symbole, dans un film qui oscille entre onirisme et histoire.
L’œuvre s'ouvre sur un long plan séquence : des silhouettes s’avancent au loin, dans la nuit, comme un mirage provoqué par la pluie et les lumières éblouissantes. Immédiatement plongés dans ce cadre irréel et énigmatique, nous regardons arriver un personnage singulier, le général Massera, joué par Gael García Bernal. Il est le narrateur, physiquement présent dans cette scène, et qui planera au-dessus de toutes les autres ; voix-off haineuse qui, en dénigrant constamment le symbole que représente Evita, ne le rend que plus fort.
Le film est découpé en trois parties : la première se concentre sur l’« embaumeur » s’occupant de la conservation du corps d’Evita, la seconde se focalise sur le « transporteur » ayant pour rôle de déplacer le corps d’Eva sur la demande des militaires. La troisième partie est intitulée « le dictateur » et montre la séquestration du général Aramburu par un groupe de jeunes péroniste dont la motivation est de ramener le corps d’Evita en Argentine. Les personnages d’opinions différentes dévoilent l'impact que les idéaux et la personne d’Eva ont laissés, quel que soit le camp, et permettent de les appréhender sous des angles plus ou moins positifs. Il n’est donc pas question d’un éloge sans nuances de la figure emblématique, mais de comprendre son pouvoir sur les esprits, en particulier par le biais de l'opinion de ceux qui la haïssent.
Le récit chronologique et fictionnel d’Eva no duerme est entrecoupé d’images d’archives mettant en scène Eva Perón lors de discours publics. Ces images d’archives donnent à voir l’effervescence du peuple face à la figure d’Eva de son vivant, comme une prévision de l’aura mystique qu’elle acquiert alors même qu’elle n’est plus. Cette utilisation d’archives créée un climat de tension et souligne l’enjeu colossal que représente le cadavre. Mais l’omniprésence d’Eva n’est pas seulement physique : presque oppressante, elle est aussi rendue par l’utilisation de sa voix, accentuée par sa mise en musique (bande originale du film). L’aura mystique qui l’entoure est soulignée par un travail esthétique minutieux, jouant beaucoup sur la profondeur de champ et le hors-champ. Ainsi, entre de longs plans- séquences -tantôt réalistes, tantôt oniriques - et de nombreuses images d'archives remarquablement mises en scènes, le spectateur a un aperçu de l’aspect idéaliste et chimérique comme de l’aspect violent et animal de l'Argentine post-peroniste.
Pablo Agüero joue énormément avec les différentes matières, les couleurs, ainsi que l'éclairage, et c'est ce qui fait la particularité de sa manière de filmer. Toujours complètement objective, elle laisse chacun libre de développer sa propre réflexion en fonction de sa sensibilité, le jeu des points de vu (des anti-péronistes notamment) participe à cette liberté de réflexion sur le personnage d’Eva. Insistant souvent sur des détails au
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travers de gros plans, Agüero nous fait oublier les éléments du décor et de ce qu'il y a hors du cadre. Le film permet ainsi une véritable immersion dans un monde sombre et angoissant mais contrebalancé par la musique, souvent très joviale ou encore des plans pleins de couleurs. Le côté presque pictural de l’œuvre reste une de ses lignes directrice. C'est ce qui fait sa force et sa particularité. Certains sont touchés par cette fragilité nuancée, quand d'autres apprécient moins l'ambiance mélancolique et languissante de l’œuvre. L’absence d’éléments biographiques, historiques ou didactiques peut en outregêner le spectateur dans sa compréhension du film dans son ensemble.
Reste qu'il permet de découvrir le personnage d’Eva Perron, sans que celle-ci n'intervienne réellement une seule fois. Eva no duerme relève pour ainsi dire d'une expérience plus sensitive qu'intellectuelle, et laisse chacun apprécier à sa façon, le temps d'un film, cette fresque en demi-teinte d’une Argentine déconstruite.

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