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Un cinéma d’empreintes : Les films de Tatiana Huezo
La 35e édition du festival célèbre le cinéma de Tatiana Huezo, réalisatrice mexico-salvadorienne, autrice de sept courts et de quatre longs-métrages qui dénoncent les mécanismes de la terreur, la violence du passé et des temps présents, dans un langage empreint de poésie.
Tatiana Huezo s’est tout d’abord formée à la photographie dans un monde où les femmes photographes n’étaient pas reconnues, avant de se tourner vers le cinéma. Quand elle réalise son premier documentaire, dans une école spécialisée dans la fiction, c’est pour faire entendre les voix, les histoires des personnes qui l’entourent. Elle part de l’observation de la réalité qui l’environne, commence par rechercher, enquêter sur le terrain : « je considère que l’exploration de l’espace que l’histoire va habiter est fondamentale pour la construction d’une dramaturgie propre. »
Dans son premier long-métrage, El lugar más pequeño, ce travail de recherche est aussi recherche de soi. Après avoir intégré l’Université Pompeu Fabra à Barcelone, elle revient dans son village natal au Salvador, meurtri par les massacres de la guerre civile, pour suivre les traces laissées par les morts et pour écouter les vivants raconter leur renaissance : « El lugar más pequeño m’a permis de comprendre une partie de mon identité et de retrouver mon lieu de naissance. Je voulais savoir comment a été vécue la guerre, comment on survit à la perte de sa maison et des gens que l’on aime. C’était une guerre que je n’ai pas vécue ; mais la famille de mon père, elle, l’avait vécue, avec ses morts, ses disparitions et ses orphelin·e·s. Je voulais savoir comment les gens de ma génération avaient vécu ce que j’avais suivi de loin.»
Dans Tempestad, la terreur est mexicaine. Les voix sont celles des victimes de la corruption, de l’enfermement arbitraire, de l’horreur érigée en système. Les images de ce road-movie qui se déroule sur 2 000 km ouvrent vers un ailleurs alors que les visages de celles qui parlent, qui témoignent des atrocités traversées, vues, vécues, restent invisibles. « J’ai appris que le documentaire est un chemin de résistance et que, comme aucun autre genre de cinéma, il oblige à regarder sans hâte le monde que tu veux attraper. »
Le cinéma de Tatiana Huezo est un « monde d’empreintes », de celles qui s’inscrivent sur la pellicule et dans la mémoire. Elle rend sensible l’invisible, la perte, le deuil impossible, elle rend signifiant un irreprésentable, toujours avec pudeur. Ces caractéristiques marquent son art, même lorsqu’elle abandonne le documentaire pour la fiction. Noche de fuego, déjà primé dans plusieurs festivals, marque une nouvelle étape dans le travail de recherche et l’esthétique de la cinéaste.
Loreleï Giraudot
Le Salvador, un pays hanté par la guerre civile
La guerre civile au Salvador (1979-1982) a pris fin il y a plus de 30 ans. Le « conflit armé » a opposé pendant douze ans la dictature militaire soutenue par les États-Unis et le Front Farabundo Martí de libération nationale, un mouvement puis un parti politique réunissant différentes guérillas marxistes.
En 1972, la gauche, qui a remporté les élections, est renversée par un coup d’État militaire, soutenu par l’administration Kennedy. Des meurtres politiques se multiplient, une campagne de terreur s’abat sur la population. « Des instituteurs sont tués simplement parce qu’ils ont rejoint un syndicat. La barbarie est telle qu’un militant n’a plus peur de mourir mais vit dans la hantise d’être capturé vivant. » Ces années ont laissé 75 000 morts, 8 000 disparu·es et ont entraîné le déplacement de milliers d’autres personnes. 85% des morts ont été attribués aux forces de l’État et aux paramilitaires. Après les accords de paix, le Front Farabundo Martí de libération nationale est devenu parti officiel ; différentes lois et institutions ont été mises en place pour garantir la paix. Pourtant, aujourd’hui, le président libéral et conservateur Nayib Bukele est le premier à ne pas commémorer ni respecter la signature des accords de paix. Le processus démocratique est menacé.
Les films de Tatiana Huezo sont hantés par cette violence de l’Histoire. Dans El lugar mas pequeño, les survivant·es racontent, les pierres, les arbres, les lieux témoignent. Les habitant·es de Cinquera, un village meurtri par la guerre, reviennent sur leurs pas pour reconstruire une histoire, construire un futur.
Lorelei Giraudot
Sources : Le soldat et la guérillera. Une histoire orale de la guerre civile au Salvador, Óscar Martínez Peñate, 2018.
« Truth Commission : El Salvador », UN Security Council. Report of the UN Truth Commission on El Salvador, 1er juillet 1992.