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Dans les années 1960, un cocktail de modernisme et de nationalisme.
Le souffle novo
De 1956 à 1961, le président Juscelino Kubitschek avait entraîné le Brésil dans un mouvement de développement forcené ("50 ans de progrès en 5 ans" avait été le slogan de sa campagne) qui avait projeté dans le monde l'image d'un pays moderne. En effet, l'éclosion de la bossa nova, les deux victoires à la coupe du monde de football, les Palmes d'or remportées par Orfeu negro de Marcel Camus en 1959, puis La parole donnée d'Anselmo Duarte en 1962, l'inauguration de Brasilia, la démocratisation de la voiture, mais aussi le développement des ligues paysannes, les campagnes d'alphabétisation de Paulo Freire, la création des Communautés Ecclésiales de Base, l'ouverture des Centres Populaires de Culture étaient autant de signes tangibles d'une effervescence politique, sociale, culturelle et artistique profonde qui avait pour objectif de consolider les bases d'une identité brésilienne moderne en construction. Comme la Semaine d'art moderne de São Paulo en 1922, qui avait, symboliquement, rompu les liens avec l'héritage classique européen, comme le roman des années 1930 qui avait posé les bases d'une littérature brésilienne authentique fondée sur la réalité nordestine, le cinéma, à son tour, était appelé à jouer le rôle de prise de conscience d'une identité brésilienne. Celle-ci ne passait pas seulement par les thématiques abordées (en ce sens, la Vera Cruz tout comme les chanchadas avaient déjà montré la voie), mais avant tout par la revendication d'une esthétique propre qui s'opposait aux modèles mondiaux, que ce soit Hollywood ou Mosfilm.
Comme toujours, dans ces moments d'inquiétude diffuse qui accompagnent toute grande mutation (de ce point de vue, le déplacement de la capitale du littoral vers l'intérieur, véritable no man's land duquel a jailli la ville la plus avant-gardiste du monde, construite grâce à la main d'œuvre fournie par les Nordestins, est plus que symbolique), surgissent des voix qui, telles les prédictions des prophètes, rappellent que dans la marche d'un pays vers le progrès, on ne peut oublier les bases, en d'autres termes, le peuple. Lors du passage de la monarchie à la République, Antonio Conselheiro avait construit le territoire utopique de Canudos ; aux lendemains de la commémoration du centenaire de l'indépendance, Oswald de Andrade commençait son Manifeste anthropophagique par l'interrogation : "Tupy or not tupy, that's the question?" ; enfin, après le coup d'État, Glauber Rocha lance à Genève le pamphlet devenu célèbre "L'Esthétique de la faim". Aussi l'éclosion et les revendications du Cinema Novo s'inscrivent-elles profondément dans la construction de l'histoire culturelle du Brésil.
Cinema Novo, convergences nationales et internationales
Le bouillonnement intellectuel des années 1960 touche aussi bien la musique, les arts plastiques, l'architecture, la littérature, le théâtre que le cinéma. Les mouvements estudiantins sont très actifs, notamment dans les Centres populaires de culture et de leur côté, les ciné-clubs, animés soit par l'Église catholique, soit par le Parti communiste, alimentent la réflexion sur la création cinématographique et son rôle dans la société. Grâce au travail de certains critiques, l'histoire du cinéma brésilien commence à prendre corps : Alex Viany publie en 1959 le premier livre sur l'histoire du cinéma national : Introduction au cinéma brésilien. En 1960, lors de la première Convention nationale de la critique, Paulo Emilio Salles propose un bilan intitulé Le Cinéma brésilien : une situation coloniale ? La même année, il introduit l'enseignement du cinéma à l'université. En 1963, Glauber Rocha publie un texte fondateur intitulé Révision critique du cinéma brésilien pour expliquer le surgissement du Cinema Novo, dont il est le porte-voix, dessiner une géographie imaginaire du cinéma national, reconnaître Humberto Mauro comme son père spirituel et en finir avec la chanchada. Tous ces discours sur le cinéma national dessinent les contours d'une prise de conscience de l'importance du cinéma et sa contribution à l'histoire de la culture brésilienne.
Cette aspiration interne trouvera des échos dans les expériences que traversent les pays européens dans leur lutte contre le cinéma de studio, commercial et industriel. L'implosion des codes narratifs traditionnels, la recherche d'un nouveau langage, l'importance accordée à la mise en scène et l'affirmation du réalisateur comme centre du processus créatif sont autant de réponses proposées aux cinéastes brésiliens à la recherche d'une expression cinématographique originale. Le modèle de production artisanale du néoréalisme en Italie, la politique des auteurs défendue par la Nouvelle Vague en France ainsi que les tentatives de cinéma-vérité sont autant d'exemples qui encouragent les réalisateurs brésiliens à expérimenter des formes de création et de production alternatives. Comme en Europe, ce désir est facilité par l'arrivée sur le marché de caméras plus légères et de magnétophones Nagra qui permettent la mise en application du slogan du Cinema Novo : "Une idée en tête, une caméra au poing."
"Brasil verdade"
Dès août 1960, Glauber Rocha attire l'attention des critiques sur deux films documentaires, Arraial do Cabo de Paulo César Saraceni et Mario Carneiro et Aruanda de Linduarte Noronha. Ce dernier, récit de la vie misérable de descendants d'habitants de quilombos, produit dans la Paraíba, est le premier signe tangible d'une nouvelle voie possible pour le cinéma national : un documentaire qui met en scène la misère et dénonce l'injustice sociale. Glauber Rocha, frappé par le "primitivisme" du film, est surtout fasciné par la puissance de la réalité qui est retransmise de façon précaire par la caméra : le handicap technique deviendra une force d'inspiration créatrice. En 1962, d'autres films documentaires suivront : Cinco vezes favela (Um favelado de Marcos Farias, Zé da Cachorra de Miguel Borges, Escola de samba, alegria de viver de Carlos Diegues et Carlos Estevan, Couro de Gato de Joaquim Pedro de Andrade, Pedreira de São Diogo de Leon Hirszman). En 1964, Eduardo Coutinho tournera Cabra marcado para morrer interrompu par le coup d'État et, entre août 1964 et mars 1965, Thomas Farkas produira quatre documentaires réunis sous le titre expressif de "Brasil Verdade" : Nossa escola de samba de Manuel Horacio Gimenez, Viramundo de Geraldo Sarno, Os subterrâneos do football de Maurice Capovilla et Memoria do cangaço de Paulo Gil Soares.
Ces films évoquent la situation contemporaine de la société brésilienne (football, samba, analphabétisme, migrations) en contradiction avec l'image moderne prônée par le mouvement développementiste. Une seconde série de dix documentaires suivra, dont cinq exploités en salles sous le titre de Herança do Nordeste (1971). Le documentaire joue donc un rôle fondamental dans la définition du Cinema Novo : grâce aux nouvelles techniques qui ont permis la spontanéité du son direct et de la réduction des équipes, il a fonctionné comme le support idéal pour faire des enregistrements historiques des traditions de la culture en voie de disparition. Complétant ainsi le travail qu'avait entrepris Mario de Andrade dans les années 1930-1940, le documentaire devient le dépositaire de la mémoire nationale, en particulier des manifestations populaires de la culture. L'importance du contenu anthropologique, ethnographique et historique de ces films traduit le projet global de révision critique, esthétique et idéologique de l'histoire du Brésil mené par le Cinema Novo.
Cette préoccupation majeure de "montrer le visage du peuple sur l'écran", selon l'expression consacrée de Glauber Rocha, se retrouve dans les films de fiction et, pour la première fois dans l'histoire du cinéma national, les frontières entre documentaire et fiction se transforment : il y a une véritable contamination entre les deux genres. Dès 1955, l'influence de Rossellini, De Sica, De Santis et Zavattini est perceptible : Nelson Pereira dos Santos montre pour la première fois la diversité de la population brésilienne, riches, pauvres, blancs et noirs dans Rio 40 degrés, puis Rio Zone Nord ; O Grande Momento (1958) de Roberto Santos met en scène les difficultés d'un couple de condition humble pour réunir les fonds nécessaires à l'organisation de leur mariage ; Barravento (1960) de Glauber Rocha évoque les difficultés d'une communauté du littoral bahianais ; en 1962, l'influence de la Nouvelle Vague française est perceptible dans La plage du désir de Ruy Guerra et Porto das Caixas de Paulo Cesar Saraceni ; en 1963, la trilogie Sécheresse de Nelson Perreira dos Santos, Le Dieu noir et le Diable blond de Glauber Rocha et Les Fusils de Ruy Guerra qui dénonce l'insupportable misère du Nordeste, abordent une réalité touchant plus d'un tiers de la population brésilienne. Les tensions politiques d'un pays à deux vitesses seront mises à jour dans les longs-métrages documentaires Maioria absoluta de (1964) de Leon Hirszman, Integração racial (1964) de Paulo César Saraceni et Opinão publica (1967) d'Arnaldo Jabor. En 1965-1966, le Nordeste et le monde rural seront présents grâce aux adaptations littéraires, comme Menino de engenho (L'enfant de la plantation) de Walter Lima Jr, A hora e a vez de Augusto Matraga de Roberto Santos, O Padre e a moça de Joaquim Pedro de Andrade, alors que la ville fera deux incursions rapides avec São Paulo Sociedade Anônima de Luis Sérgio Person et La grande ville de Carlos Diegues.
Après le coup d'État, le Cinema Novo commence à élaborer une autocritique de l'échec du populisme nationaliste, O desafio de Saraceni (1965) et Terre en transe (1967) de Glauber Rocha avant de renouer des liens avec l'avant-garde et le tropicalisme avec en 1969, Brasil ano 2000 de Walter Lima Jr, Macunaima de Joaquim Pedro de Andrade, Les héritiers de Carlos Diegues, L'Aliéniste de Nelson Perreira dos Santos et, en 1970, Les Dieux et les morts de Ruy Guerra et Pindorama d'Arnaldo Jabor. À partir de 1969, la création d'Embrafilme institutionnalise la production et la distribution du cinéma national grâce au développement économique et la filmographie du Cinema Novo se fait plus problématique, même si certains auteurs continuent leur relecture de l'histoire du Brésil, à travers les mythes indigénistes (Qu'il était bon mon petit Français de Nelson Perreira dos Santos en 1971), ruraux (A casa assassinada de Paulo César Saraceni en 1971) ou patriotiques (Os inconfidentes de Joaquim Pedro de Andrade en 1972).
L'expression de la liberté
Depuis la reprise de la production en 1995, les réalisateurs comme les critiques ne cessent d'évoquer le Cinema Novo. Cela montre à quel point ce mouvement, l'unique d'ailleurs de toute l'histoire du cinéma brésilien à être reconnu internationalement en dépit de la diversité des personnalités qui l'ont formé, continue d'être la référence : c'est l'acte fondateur du cinéma moderne. Il y a indiscutablement un avant et un après Cinema Novo. Sans doute la conséquence la plus importante laissée par ce mouvement est l'état d'esprit général qui règne sur la manière de faire du cinéma. Avant les années 1960, il fallait se positionner par rapport aux genres et aux modèles dominants. Depuis les années 1960 et jusqu’à nos jours, règnent un climat d'ouverture, une diversité d'expression ainsi qu'une absence de préjugés esthétiques et académiques. La récente reprise compte déjà avec une centaine de nouveaux réalisateurs de toutes les régions du Brésil, dont un nombre croissant de femmes. L'héritage du Cinema Novo reste avant tout la liberté d'expérimentation et d'expression.
Sylvie Debs